



Nekuia. Évocations de Simondon, Château de Cerisy-la-Salle, 2013
Là, pendant qu'Euryloque, aidé de Périmède, se charge des victimes, je prends le coutelas aigu qui me battait la cuisse et je creuse un carré d'une coudée ou presque ; puis, autour de la fosse, je fais à tous les morts les trois libations, d'abord de lait miellé, ensuite de vin doux, et d'eau pure en troisième ; je répands sur le trou une blanche farine et, priant, suppliant les morts, têtes sans force, je promets qu'en Ithaque, aussitôt revenu, je prendrai la meilleure de mes vaches stériles pour la sacrifier sur un bûcher rempli des plus belles offrandes ; en outre, je promets au seul Tirésias un noir bélier sans tache, la fleur de nos troupeaux.
Quand j'ai fait la prière et l'invocation au peuple des défunts, je saisis les victimes ; sur la fosse, où le sang coule en sombres vapeurs, je leur tranche la gorge et, du fond de l'Érèbe, je vois se rassembler les ombres des défunts qui dorment dans la mort : femmes et jeunes gens, vieillards chargés d'épreuves, tendres vierges portant au coeur leur premier deuil, guerriers tombés en foule sous le bronze des lances. Ces victimes d'Arès avaient encore leurs armes couvertes de leur sang. En foule, ils accourraient à l'entour de la fosse, avec des cris horribles : je verdissais de crainte. Mais je presse mes gens de dépouiller les bêtes, dont l'airain sans pitié vient de trancher la gorge : ils me font l'holocauste, en adjurant les dieux, Hadès le fort et la terrible Perséphone ; moi, du long de ma cuisse, ayant tiré mon coutelas aigu, je m'assieds ; moi, j'interdis à tous les morts, têtes sans force, les approches du sang, tant que Tirésias ne m'a pas répondu.
Homère, Odyssée, Chant XI, trad. Victor Bérard modifiée.

"Au moment où l'individu meurt, son activité est inachevée, et on peut dire qu'elle restera inachevée tant qu'il subsistera des êtres individuels capables de réactualiser cette absence active, semence de conscience et d'action. Sur les individus vivants repose la charge de maintenir dans l'être les individus morts dans une perpétuelle nekuia."
Gilbert Simondon
Ni illustration ni monument, Nekuia est une exposition qui propose des "évocations" de Simondon sous de multiples formes : dessins, sculptures, gravures, textes et documents multimédia. Ces "évocations" sont des tentatives pour "réactualiser cette absence active" qu'est Simondon pour nous aujourd'hui, sans volonté explicite de fidélité, dans la libre interprétation des textes, si possible en prolongement de leur poésie discrète.
Si les grandes thématiques de l'individuation, de la technique et de l'imagination sont effectivement présentes dans cette exposition, elles le sont davantage latéralement, par la marge, que littéralement à la manière d'exemplifications esthétiques de notions philosophiques précises. Le fait de réunir l'ensemble des oeuvres sous le titre "Nekuia" ne signifie donc pas que tout l'oeuvre de Simondon doive être lu et compris à partir de la reprise du rituel grec d'évocation des morts ni que les oeuvres montrées sont les médiations d'un sens caché de sa pensée accessible aux seuls initiés. Il s'agit plutôt d'un geste exotérique, à la fois ouvert et inachevé, certes dans l'accompagnement du colloque "Simondon et l'invention du futur" et mais aussi dans l'écart du dialogue entre art et philosophie.
Ce qui est finalement recherché serait quelque chose comme un portrait fantômal de la pensée de Simondon, une individuation sensible de son esprit.
L'exposition se présente en trois ensembles complémentaires :
- le premier est composé de trois oeuvres (Nekuia, dessin et moulages d'argile, 2011-2013 ; La fosse, terre, coupes en ABS 3D, lait, miel, vin doux, eau, farine d'orge ; Les outils, gauffrages sur papier vélin, 2008).
- le second est un ensemble de notes, de croquis et de dessins réalisés à la fois en vue de l'exposition et pendant le colloque en relation avec les textes de Simondon et les interventions des philosophes.
- le troisième se présente comme une ébauche d'"encyclopédie visuelle" (lien ci-dessus) de l'oeuvre de Simondon composée d'images, de vidéos et de quelques notes éparses. Elle sera également alimentée durant le colloque. Elle est hébergée sur cette page.
LD, Juillet 2013
Coupe sacrificielle
Refaire une coupe attique du VIIe siècle av. J.-C. par modélisation et impression numérique, c'est accomplir un geste qui réunit mémoire et anticipation, tour de main du potier grec et danse de la machine automatisée.
Le résultat est autant un moulage des matières qu'une modulation des temps. Le coupe, de manière inattendue, en porte ainsi la cicatrice visible.
Libations
Le rituel d'évocation des morts (nekuia) nécessite des libations qui activent la fosse creusée dans le sol par le sacrifiant : lait mêlé de miel, vin doux et eau, enfin le sang. Au centre, la blanche farine d'orge. Avec la prière, attirés par le sang répandu, la cohorte des âmes se presse jusqu'à la fosse pour recouvrer forme vivante. Ici, à Cerisy, nulle magie recherchée, simple évocation de ce qui a eu lieu et qui n'a sens pour nous que dans l'absence active de Simondon, manifestée dans son pouvoir fantomatique, image qui hante les esprits.